« Souffrance en France »
La banalisation de l’injustice sociale, Christophe DEJOURS
Entreprise néolibérale, organisation du travail, santé mentale, dégradation du rapport au travail, pauvreté croissante, ressentiment, nouvelles formes de violences sociales, évolution de nos sociétés, aggravation, suicides, tolérance de l’injustice, banalité du mal, clivage… Etc.
Autant de mots clés avec lesquels Christophe DEJOURS introduit dans « Souffrance en France » les processus individuels et les stratégies collectives mobilisées devant les contraintes excessives et mortifères actuelles du travail. Il étudie ainsi, d’un point de vue psychodynamique, les ressorts subjectifs de la soumission et de la discrimination, de la reconnaissance et du déni de réalité devant la souffrance sociale qui s’accroît exponentiellement et qui est acceptée par une majorité, sous couvert d’inexorabilité des conditions économiques actuelles.
Notre société néolibérale génère une souffrance extrême dans le monde du travail. Comment réussit-elle à engendrer celle-ci, sans remous ou si peu, vite éteints ?
Complicité de ceux qui la subissent, par leur silence et leur soumission, et de ceux qui la provoquent, les uns les autres permutants parfois de rôles. Cette tolérance individuelle et générale face aux nouvelles formes de l’organisation du travail, est ce qu’en partie Dejours cite comme nouvelle forme de la banalisation du mal.
L’auteur souligne ici que les victimes de ces nouvelles formes d’organisation sont les mêmes qui participent au succès du système qui les broie. En effet, dit-il, si actuellement notre monde économique, notre système néolibéral est responsable de souffrances telles qu’elles conduisent parfois à des suicides jusques dans les entreprises, il n’en est pas pour autant le seul responsable : il n’est actif que grâce à la collaboration de ces mêmes hommes et femmes qui en souffrent et partagent le travail …ou en sont exclus.
Nous apportons notre concours à un système qui accroît les inégalités et les injustices et inflige la souffrance à autrui. Par peur de l’exclusion, de la précarité, du rejet social… mais pas seulement… Comment alors ?
Ce qui permet à l’organisation du travail, au système, de fonctionner, ce sont les intelligences humaines. C’estnà- dire la coopération. Différente des prescriptions de coordination, la coopération repose sur l’intelligence collective. La preuve en est que lors de grèves du zèle, la production s’enraye sans la participation coopérative des travailleurs.
Dejours part de l’étude, toujours à travers la clinique, des processus en cause dans le consentement à servir un système que l’on réprouve, et dans la participation à des actions que moralement et normalement on situe du côté du mal : exclusion des jeunes, des vieux, des femmes, des faibles, des immigrés, des moins rapides, etc.
On les congédie de l’entreprise de façon inhumaine pendant qu’on exige des autres des performances toujours plus grandes, des rendements toujours supérieurs en matière de productivité, de disponibilité, de discipline, de sacrifice de la vie personnelle, sans reconnaissance de l’individu en tant que tel, au nom de la raison économique, ce qui engendre sentiment d’incompétence et épuise moralement et physiquement l’individu, …qui y répond !
Le paradoxe est donc que c’est par cette souffrance même, vécue, subie, que se construit et s’accepte la participation au système qui, dans une boucle, la provoque, et que s’acceptent les conditions de travail qui la génèrent et génèrent perte d’espoir en l’avenir.
Comment établir une ligne de partage entre totalitarisme et néolibéralisme, se demande l’auteur ? Quelle différence entre notre système économique qui produit le mal -tout en le faisant passer pour le bien- avec un système totalitaire ? Pour répondre à ces questions, Christophe Dejours, part ici de l’étude de l’entreprise néolibérale vers le totalitarisme, et point d’importance, non de l’inverse.
Pour supporter la souffrance, les êtres humains érigent des mécanismes de défense. Pour supporter ce que l’on subit, pour tolérer les sentiments provoqués par ce que subissent les autres -exclus du travail, chômeurs, nouveaux pauvres, Sdf en nombre grandissant, ….- des défenses se mettent en place, coupant le Moi de certaines réalités. Quelle est la défense première qui permettra de faire place aux suivantes ?
Le clivage.
Le clivage de la perception de la souffrance de l’autre et de l’injustice de ce qu’il vit. Ce clivage, où vient prendre place le cynisme, le déni, et la cruauté même…. non à cause d’une indifférence qui serait intrinsèque à l’homme, mais par protection, pour supporter l’insupportable de ce qui lui est demandé de faire et de ce qui lui est imposé, grâce à son propre consentement, de vivre.
Ainsi, si H. Arendt, citée par l’auteur écrit : « Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué », nous comprenons bien que, lorsqu’il y a clivage en nous de la perception de la souffrance et du sentiment d’injustice, nous nous anesthésions aussi devant la nôtre et devenons indifférent, pour ne pas souffrir davantage, de celle de l’autre.
Mon travail en dynamique émotionnelle est d’amener le patient à sentir et entrer en contact avec ses émotions pour, à travers elles, s’autoriser à sentir sa vulnérabilité humaine, alors que cela a été tellement dur que pour vivre il a fallu se couper, de soi, de l’autre.
Accepter cette vulnérabilité est la réelle force en nous.