La psychanalyse, selon Freud, désigne à la fois une méthode d’investigation, une méthode thérapeutique, et un ensemble de théories sur le psychisme. Dans la cure classique, elle explore la réalité psychique inconsciente du sujet individuel. Mais pour que cette exploration soit possible, elle a dû isoler un espace psychique singulier, souvent en écartant l’influence du social, du familial ou du groupal.
Dès les années 1930, des psychanalystes remettent en question cette séparation en développant des approches groupales. Ils ouvrent la voie à une métapsychologie du lien et de la relation intersubjective. Ces recherches soulignent le rôle central des liens précoces, familiaux et sociaux dans la construction de la vie psychique.
À partir de ces avancées, le groupe n’est plus vu comme un simple agrégat d’individus, mais comme une entité à part entière. Des auteurs comme Bion, Foulkes ou Anzieu enrichissent cette vision avec les concepts de mentalité groupale, matrice groupale ou enveloppe psychique.
René Kaës propose une métapsychologie dite de “troisième type”, fondée sur l’étude des processus inconscients à l’œuvre dans les groupes. Il élabore le concept d’appareil psychique groupal, capable de traiter, transformer et relier les matières psychiques individuelles dans un espace partagé.
Kaës s’inspire de la notion freudienne d’inconscient originaire, composé d’éléments primitifs – affects, représentations, pulsions – non liés entre eux mais organisés par les processus du refoulement et de l’association. Pour lui, chaque sujet contient en lui des groupes psychiques internes qui participent à l’élaboration inconsciente.
Ces groupes internes sont issus de l’histoire affective précoce et participent à la structuration de la psyché. Ils fonctionnent comme des matrices archaïques, où se forment les premiers liens, les premières alliances, les premiers conflits. Ils sont réactivés dans l’expérience groupale contemporaine.
Le groupe agit comme un appareil de transformation psychique. Il ne se contente pas de contenir les inconscients individuels : il les relie, les transforme, les fait dialoguer. Il élabore des représentations communes, travaille par projections, dépôts, identifications partagées.
Dans l’expérience de groupe, l’espace psychique de chacun est affecté par la présence des autres. Il se modifie à travers les échanges, les silences, les émotions partagées. Des alliances inconscientes se forment : défensives, structurantes, transgénérationnelles, elles organisent la circulation des affects et la co-construction des sens.
Kaës distingue trois espaces psychiques inconscients : l’espace intrapsychique du sujet, l’espace intersubjectif du lien, et l’espace groupal. Ces espaces coexistent, s’enveloppent, se répondent. Dans la dynamique de groupe, ils sont mobilisés simultanément.
L’inconscient individuel n’est jamais isolé : il est traversé, nourri et transformé par ses relations avec les autres. L’archaïque ressurgit dans les fantasmes partagés, les émotions collectives, les répétitions groupales. Ce retour du primitif est à la fois source de blocages et opportunité de transformation.
Le travail de groupe permet d’observer un phénomène remarquable : la résonance des inconscients. Dans un groupe thérapeutique, un patient partage une problématique et, presque immédiatement, d’autres membres s’y connectent à travers leurs propres récits ou émotions. Un “thème commun” émerge, révélant une couche archaïque partagée.
Kaës parle alors de concaténation de réseaux associatifs. Ces chaînes d’associations se tissent à partir du matériel psychique individuel, mais s’inscrivent dans une logique collective. L’associativité devient groupale, révélant des peurs primitives, des besoins de soutien inconscient, des mécanismes de défense partagés.
Le lien intersubjectif dans le groupe crée une réalité psychique spécifique. Il met en jeu les objets internes de chacun, favorise des identifications croisées, et permet l’émergence de contenus refoulés ou inaccessibles dans la solitude. Il donne accès à des représentations nouvelles, ou les refoule selon les résistances du groupe.
La fonction phorique en est une illustration : un membre du groupe peut porter temporairement pour lui et pour d’autres un symptôme, un rêve, une pensée, un affect collectif. Il devient “représentant” d’un contenu inconscient partagé, souvent non encore élaboré.
L’archaïque constitue le socle invisible de notre vie psychique. Il émerge dans les groupes sous forme d’émotions intenses, de fantasmes communs, de réactions corporelles ou de souffrances sans mots. Le groupe, en tant qu’appareil psychique, permet de contenir, d’élaborer et de transformer cette matière psychique brute.
Travailler en groupe, c’est accueillir cette part archaïque, en soi et chez les autres, et lui donner une forme. C’est aussi renouer avec les origines du lien, là où la subjectivité s’est forgée dans l’altérité. C’est enfin permettre l’émergence d’un nouvel espace de pensée, plus riche, plus libre, plus vivant.